
Une femme candidate à l’élection présidentielle, les questions économiques et sociales au coeur de la campagne, des interrogations sur l’identité du pays et sa place dans le monde, un scrutin présidentiel qui promet d’être serré, la mobilisation des militants et des électeurs par les réseaux sociaux en ligne… Malgré les apparences, nous ne sommes pas en France, mais à Taïwan, l’une des démocraties les plus vivantes d’Asie.
- Taïwan pour les nuls
La République de Chine a été fondée en 1912 sur le continent chinois. A l’époque, Taïwan était une colonie japonaise, en vertu du traité de Shimonoseki, signé en 1895. Le gouvernement de la République de Chine, alors basé à Nankin, commença d’exercer sa juridiction sur Taïwan après la capitulation du Japon, en 1945. Quatre années plus tard, lorsque le Kuomintang (KMT) perdit la guerre civile en Chine contre les communistes, le gouvernement dirigé par CHIANG Kai-shek s’établit à Taïwan. Autrement dit, depuis 1949, Taïwan et le continent chinois sont administrés par deux gouvernements différents, la Chine populaire n’ayant jamais exercé sa souveraineté sur l’île.
Le KMT qui, après 1945, a imposé son pouvoir sur l’île à coup de loi martiale et de « terreur blanche », a mené à bien dans les années 80 et au début des années 90 une complète démocratisation. Aujourd’hui, il existe de multiples partis politiques et même le parti communiste est autorisé. Le champ politique est dominé par deux formations : le KMT et le Parti démocrate-progressiste (DPP). Ce dernier est l’héritier de la lutte pour la démocratie et l’indépendance de Taïwan (c’est-à-dire indépendance de jure hors de la République de Chine) mais son image a beaucoup souffert des scandales de corruption intervenus lors de ses 8 années passées au pouvoir (2000-2008).
- Les forces en présence
Le 14 janvier 2012 auront lieu à Taïwan l’élection présidentielle (depuis 1996, elle est organisée tous les quatre ans au suffrage universel direct, le vainqueur étant désigné à la majorité relative, en un seul tour) et les élections législatives (la totalité des 113 sièges sont à renouveler, dont 34 par scrutin de liste national, les autres députés étant élus par circonscription, en un seul tour également).
Le président sortant, MA Ying-jeou, élu en 2008 avec 58,45% des voix, est candidat à un nouveau mandat avec l’appui du KMT, parti dont il est le président. Le DPP, dans l’opposition, a quant à lui désigné TSAI Ing-wen, une universitaire, ancienne ministre des Affaires continentales, ancienne vice-Premier ministre, et actuelle présidente du DPP. Un troisième candidat d’importance pourrait se déclarer. Il s’agit de James SOONG, président du Parti pour le Peuple (PFP), allié à la majorité sortante.
- L’économie et le social au centre des débats
Les questions relatives à la souveraineté de Taïwan ont, depuis la démocratisation, structuré la vie politique insulaire. Le KMT défend en effet, dans le cadre de la République de Chine, l’appartenance de Taïwan à une « seule Chine », alors que le DPP s’est construit sur la promesse de faire reconnaître par la communauté internationale l’indépendance de Taïwan. Or, de manière inédite, la campagne pour l’élection présidentielle du 14 janvier 2012 est pour l’heure dominée par les problématiques économiques et sociales.
Si l’on se transporte 15 ans en arrière, le contraste est saisissant. En 1996, lors la première élection présidentielle au suffrage universel, le débat économique était esquivé par la crise des missiles (tirés par la Chine populaire dans les eaux taïwanaises pour intimider les électeurs). En 2000, l’heure était à l’affirmation identitaire, avec l’élection de CHEN Shui-bian, du DPP, marquant la première alternance à la présidence de la République. Quatre ans plus tard, la campagne était phagocytée par un double référendum portant sur les relations avec la Chine.
Surtout, il existait alors un large consensus sur les problèmes économiques et sociaux et sur les moyens de les résoudre. Après le « miracle » économique qui avait propulsé Taïwan parmi les nations industrialisées, et en faveur duquel le KMT a joué un rôle indéniable, il y avait un large accord pour déréglementer une économie dominée par les monopoles et les entreprises publiques ; donner la priorité aux petites et moyennes entreprises ; construire une sécurité sociale universelle ; et enfin poursuivre l’intégration de Taïwan à l’économie mondiale et diversifier ses échanges, notamment par un meilleur ancrage en Asie.
C’est à l’occasion de l’élection de 2008 que les thèmes économiques ont pris une plus grande importance. Répondant au souhait de nombreux Taïwanais de trouver une entente avec le continent chinois pour pouvoir mieux commercer avec lui, MA Ying-jeou a alors proposé un vaste programme de rapprochement avec l’autre rive du détroit de Taïwan, marqué par l’ouverture des liaisons directes, une normalisation des échanges et une facilitation des investissements. Ces propositions se doublaient, sur le plan interne, de mesures destinées à attirer les capitaux et à poursuivre la dérégulation de l’économie. MA Ying-jeou fixait alors un objectif à huit ans de 6% de croissance annuelle, d’un taux de chômage réduit à 3% de la population active et d’un produit national brut annuel de 30 000 dollars américains par habitant.
Si la crise économique mondiale est venue chambouler ce bel édifice, faisant chuter les exportations dans des proportions inédites, force est de constater que l’actuel président de la République a réalisé l’essentiel de son programme, avec en pierre d’angle l’Accord-cadre de coopération économique signé en juin 2010 avec Pékin et qui produit déjà des effets incontestables dans les secteurs bénéficiant d’exonérations des droits de douane sur le continent chinois. Avec une croissance proche de 5% en 2011, un taux de chômage à 4,5% et des exportations record, le gouvernement peut se targuer d’un « bon bilan ».
C’est sur cette base, que nul ne semble vouloir véritablement remettre en cause, que le débat s’engage aujourd’hui. Les deux principaux candidats déclarés, MA Ying-jeou et TSAI Ing-wen, cherchent à répondre aux nouveaux défis auxquels l’économie taïwanaise est confrontée : renforcer la cohésion sociale, maintenir la compétitivité des entreprises via la recherche-développement et la formation de talents, s’adapter au vieillissement de la population ou encore contrer l’aggravation des désordres environnementaux – des problèmes bien connus des économies les plus avancées.
TSAI Ing-wen a par exemple proposé d’élever à 10% – contre moins de 0,1% aujourd’hui – la part de logements sociaux locatifs au sein du parc immobilier. De son côté, MA Ying-jeou s’est engagé à poursuivre la lutte contre la spéculation immobilière et à faciliter l’accession à la propriété. A travers ces dossiers s’esquisse une redéfinition du rôle de l’Etat, envisagée de manière différente par les deux candidats et qui sonne comme l’amorce d’un clivage gauche/droite se superposant au clivage indépendance/unification.
Quelles que soient les propositions des candidats, ils devront faire preuve de responsabilité fiscale et expliquer comment les financer. En effet, les revenus que l’Etat tire des impôts n’ont pas augmenté simultanément au produit intérieur brut (PIB) et le taux de prélèvements obligatoires n’est aujourd’hui que de 11,9% du PIB, plus bas qu’à Singapour ou à Hongkong, et bien en-deçà du taux japonais (28%) ou sud-coréen (25%). Le recours massif aux déductions d’impôts et, plus récemment, l’abaissement à 17% du taux de l’impôt sur les sociétés ont contribué à ce que, même avec la reprise économique, les rentrées fiscales soient aujourd’hui moins importantes qu’avant la crise. Par ailleurs, Taïwan, dont l’économie est tirée par les exportations, reste très exposé à un retournement de la conjoncture mondiale.
- La relation avec la Chine et les Etats-Unis
Depuis 2008, la politique menée par MA Ying-jeou et le KMT vise à apaiser les tensions avec la Chine, par la négociation d’accords techniques et commerciaux (liaisons aériennes directes, ouverture de l’île aux touristes chinois, accord douanier…), tout en instituant avec Pékin une « trêve diplomatique » permettant à Taïwan de conserver ses 23 alliés (pays ne reconnaissant par la Chine populaire) et d’améliorer sa visibilité internationale.
Sur le plan de la politique « continentale » (les relations avec le continent chinois) et de la politique étrangère, les débats restent toutefois dominés par l’absence de reconnaissance internationale de l’île, la pression accentuée de Pékin (qui souhaite une réunification pacifique à moyen terme mais représente une menace militaire de plus en plus sûre d’elle) et la question de la solidité de la relation américaine (les Etats-Unis sont engagés à la défense de l’île, mais sont de plus en plus tentés de redéfinir cet engagement).
Historiquement, l’opposition principale entre le KMT et le DPP a donc tourné autour de la relation à la Chine, le KMT étant pour une réunification « le moment venu » et le DPP étant favorable à une indépendance de jure de Taiwan (l’île étant indépendante dans les faits). Pratiquement, cependant, le DPP n’est pas parvenu, lorsqu’il était au pouvoir, à faire progresser la reconnaissance internationale de l’île (des alliés ont même été perdus) et le KMT s’est à maintes reprises prononcé en faveur du maintien du statu quo, s’alignant ainsi sur la volonté de la majorité des Taiwanais. Aussi, sur ce plan, la question est donc beaucoup moins idéologique que pratique : qui peut le mieux gérer la complexe relation avec la Chine? Les uns reprochent à MA Ying-jeou d’avoir trop cédé à la Chine, les autres se demandent comment TSAI Ing-wen pourra éviter de tomber dans le piège de la confrontation que Pékin pourrait lui poser si elle était élue.
- Un scrutin serré
A plus d’un titre, l’élection de 2012 s’annonce serrée. Les résultats des élections locales de 2009 et 2010 ont été marquées par une forte poussée de l’opposition, celle-ci étant même majoritaire en voix. Quant aux sondages, ils montrent un électorat partagé (33% d’intentions de vote pour MA Ying-jeou, 29% pour TSAI Ing-wen… et un bon tiers d’indécis). Une candidature de James SOONG « mordrait » sur l’électorat des deux autres candidats, rendant l’issue du scrutin encore plus difficile à prédire.
1 million de fans sur Facebook ? A Taiwan, c’est possible !
Dans le but de mobiliser leurs partisans tout en convainquant les « électeurs flottants », les deux principaux candidats sont donc partis tôt en campagne (dès le printemps) et, en attendant les grands meetings électoraux de la fin de l’année, la promotion s’effectue par des tournées sur le terrain, l’occupation de l’espace médiatique et la mise en oeuvre de stratégies en ligne.
Chaque candidat dispose d’un arsenal complet : comptes Facebook, Twitter, Plurk (site de microblogging populaire à Taïwan), Youtube, Flickr… et le nombre de « fans » ou d’abonnés est en soi un enjeu de campagne. Avec un taux de pénétration d’Internet parmi les plus élevés au monde et l’habitude assez répandue parmi ses 23 millions d’habitants d’exposer leurs opinions politiques, le résultat est impressionnant : MA Ying-jeou compte 1 million de fans sur Facebook (y compris de nombreux partisans de l’opposition, mais qui considèrent normal d’apporter leur soutien au président du pays dans le but de renforcer la visibilité de ce dernier) et TSAI Ing-wen près de 400 000.
L’utilisation des réseaux sociaux par les candidats était, au début de la campagne, assez différente, MA Ying-jeou s’adressant davantage à l’ensemble des électeurs (fonction présidentielle oblige) et TSAI Ing-wen à ses militants. Mais cette différence s’estompe à mesure que la campagne monte en puissance.
Les vidéos de campagne des deux candidats sont toutefois de facture très différentes. MA Ying-jeou joue sur un registre de rassemblement (gens heureux, mise en avant des succès économiques…) quand TSAI Ing-wen met en avant une attention « féminine » aux laissés-pour-compte du développement économique.
- Conclusion
Pour cette élection présidentielle, Taïwan est aux prises avec trois questions majeures : son destin national (thème qui a dominé tous les scrutins précédents et qui ne manquera pas de jouer un rôle important cette fois encore), sa place dans l’économie régionale et mondiale (et les dépendances aux exportations et à la Chine qui vont avec), et le renforcement de la cohésion sociale. L’issue du scrutin est particulièrement incertaine, sans compter que la Chine pourrait s’inviter dans le débat. Dans ce contexte, la mobilisation des électeurs indécis sera la clé. Réponse le 14 janvier.
Photo courtoisie Alain Fontaine