
Le 30 Octobre dernier, s’est tenu le premier tour des élections présidentielles en Kirghizie. Dans cette jeune république d‘Asie centrale, régulièrement sujette à des révolutions et à des troubles interethniques, la tenue de ces élections a représenté un enjeu sans précédent dans la région, dans le sens où, pour la première fois, le résultat n’a pas été pas connu d’avance.
Le nombre important de candidats inscrits à ce scrutin a témoigné aussi bien de la soif de démocratie des Kirghiz comme de la volonté de la plupart des candidats à assouvir leurs ambitions personnelles. Hier, réduits à 19, 86 candidats avaient initialement fait part de leur intention de se présenter à ces élections, la plupart d’entre eux n’ayant pas été soutenus par un parti [1]. Aussi, l’organisation de ces élections est restée inédite en Asie centrale et, pour cette raison, a été suivie de près par la communauté internationale.
LES PREMIERES ELECTIONS PRESIDENTIELLES LIBRES D’ASIE CENTRALE
A l’instar des élections législatives d’Octobre 2010, les élections présidentielles d’Octobre 2011 ont donc été les premières à se dérouler de manière totalement libre en Asie centrale. De ce fait, le choix du nouveau Président de la République est demeuré inconnu jusqu’au jour-même du premier tour des élections, même si plusieurs indices pouvaient déjà laisser présager que le Premier-Ministre actuel, Almazbek Atambaev, serait probablement élu. Le nombre élevé de postulants à la fonction présidentielle et la faiblesse des formations politiques pouvaient cependant inéluctablement favoriser un éparpillement des voix au premier tour, obligeant très certainement A. Atambaev à rassembler et à construire des alliances afin de trouver ensuite une majorité politique solide, stable et disposant d’une assise électorale dans l’ensemble des régions du pays [2].
Autre défi, si la Constitution kirghize votée par referendum en Juin 2010, soit 2 mois après la Révolution d’Avril, garantit la mise en place d’un système parlementaire qui offre peu de place à la fonction présidentielle [3], la plupart des candidats en lice, guidés par leurs seules ambitions personnelles et faisant peu de cas du parlementarisme, souhaitent par tous les moyens arriver à la fonction suprême, afin de pouvoir ensuite concentrer les pouvoirs entre leurs mains et rétablir un système présidentiel fort qui satisferait leur destin personnel.
Exception à cette règle, Omourbek Tekebaev, le Secrétaire Général du Parti Socialiste Kirghiz Ata-Meken et rédacteur de la Constitution de 2010, a dernièrement annoncé avec fracas ne plus vouloir concourir aux élections présidentielles, dans le seul souci de vouloir conserver le régime parlementaire, selon lui, menacé [4]. Au sein du Parti Social-Démocrate de Kirghizie (PSDK), en course, le positionnement des candidats par rapport à ces élections présidentielles a fait aussi débat. Roza Otounbaeva, la Présidente de la République intérimaire, avait dès son intronisation émis le souhait de ne pas vouloir concourir à la fonction présidentielle, tout en quittant son parti politique pour placer ses compétences au service de l’ensemble de ses concitoyens. A. Atambaev a donc représenté le PSDK lors de ces élections et doit, dans le décompte final, normalement récupérer l’essentiel de l’électorat d’Ata-Meken, aux positions traditionnellement proches. Pour le moment, portant l’héritage de la Révolution d’Avril 2010, il souhaite toujours préserver le système parlementaire en Kirghizie, et peut compter en ce sens sur le soutien de la communauté internationale [5].
En revanche, le souhait d’un retour à un pouvoir présidentiel fort et vertical prévaut toujours parmi les militaires de haut rang en campagne et dans le sud du pays, où peuvent être observés deux types de candidatures :
- Les candidatures individuelles répondant uniquement à l’ambition personnelle d’un candidat indépendant ou à la nostalgie d’un retour à l’ordre et à la sécurité de la part d’un haut gradé de l‘appareil militaire
- Les candidatures provenant de formations politiques à base géographique du sud du pays et illustrant la spécificité de ce sud, peu enclin au modèle politique parlementaire et à l’expression de forces partisanes au contenu idéologique
Les puissances régionales et internationales comprennent la nécessité de soutenir la jeune république parlementaire en prenant clairement position pour A. Atambaev. Ses deux concurrents, Kamtchybek Tachiev et Adakhan Madoumarov, tous deux issus du sud du pays, risquent au contraire de bénéficier des soutiens les plus opaques provenant des milieux économiques locaux, notamment des plus interlopes [6].
Cette opposition entre deux conceptions radicalement différentes de la politique repose de fait sur des divergences culturelles profondes et anciennes entre le nord et le sud de la Kirghizie, que seul le sentiment d’appartenance par les Kirghiz à l’ethnie kirghize, partout majoritaire, parvient encore à surmonter.
L’ENJEU DU MAINTIEN DE LA COHESION NATIONALE
Certains députés kirghiz ont beau arguer que la question de la cohésion nationale n’est plus un thème d’actualité et que le simple fait de prononcer les mots d’ « opposition nord-sud » pourrait être puni de lourdes peines d’emprisonnement [7], les faits passés et, hier encore , les résultats de ces élections présidentielles démontrent toujours que des différences culturelles importantes continuent de subsister entre le nord et le sud du pays. Pire même, l’internationalisation des frontières, l’accroissement des échanges et des idées et l’augmentation des écarts socio-économiques depuis l’indépendance contribuent chaque jour à les renforcer davantage.
Démographiquement tout d’abord, le nord de la Kirghizie a déjà entrepris sa transition démographique, tandis que de forts taux de fécondité prédominent encore au sud. L’addition des populations des 3 oblasti (régions administratives) méridionales du pays déduit que tout choix démocratique, reposant de principe sur le nombre de voix, donnera systématiquement l’avantage au sud, c’est à dire à la partie du pays qui est la moins préparée aux modèles politiques reposant sur le libre choix démocratique.
Le nord du pays est globalement plus riche, industrialisé et urbanisé. Il est aussi largement russophone et traditionnellement ouvert aux influences européennes. La présence depuis plus d’un siècle d’une forte minorité russe et le caractère très superficiel de l’islam ont permis à cette partie du pays, dans le prolongement du Kazakhstan voisin, d’être plus réceptive aux divers modèles de pensées européens, dont notamment au fait de pouvoir se déterminer individuellement et librement pour tel ou tel modèle politique, tel ou tel candidat. Les éleveurs nomades kirghiz des Vallées de Tchouï, de Talas, de Naryn ou du Lac Yssyk-Koul’ avaient aussi pris l’habitude depuis le XVIe siècle de se prononcer librement par des « désignations électives directes » pour le choix de tel ou tel baï (chef de tribu), lors de kouroultaï (grandes assemblées tribales), au sein desquels les femmes jouaient aussi un rôle important. Bien qu’aujourd’hui sédentarisés, les Kirghiz continuent d’observer cette tradition de démocratie directe et refusent d’accepter toute idéologie totalitaire. Depuis toujours rétifs au communisme doctrinaire comme à l’islam politique, les Kirghiz ont su exprimer au moment des événements de 1990-1991, puis des révolutions de 2005 et de 2010, leur besoin d’être entendus de leurs dirigeants et leur souhait d’alternance politique. De même, le choix de la Constitution de Juin 2010 confirme cette recherche permanente du débat politique par la population et son refus d’être embrigadée.
A l’inverse, le sud du pays demeure plus traditionnel et conservateur. Là, l’ancienneté et la force de l’islam, la présence de populations sédentaires culturellement mêlées kirghizes, ouzbèkes et tadjikes pratiquant une agriculture irriguée ou, dans les villes de la Vallée du Fergana, des activités commerçantes, entretiennent depuis longtemps des réseaux de clientèles et de fidélités puissants, parfois abusivement qualifiés de mafia, et à l’intérieur desquels toute initiative individuelle demeure réduite et mal perçue. Cette attitude de recherche permanente d’hommages-liges se ressent aussi dans la vie politique locale, comme dans les soutiens apportés aux candidats du sud lors des élections législatives ou présidentielles. Ici, l’étiquette du parti politique a peu de signification et la population locale se détermine davantage en fonction de l’origine et de l’ancrage géographique du candidat [8].
Ainsi, le 30 Octobre , les habitants des campagnes et des périphéries défavorisées des capitales régionales du sud du pays se sont sans doute déterminés sur tel ou tel candidat politique, en fonction de ses origines géographiques, ethniques ou tribales. K. Tachiev et A. Madoumarov ont ainsi pu obtenir des scores non négligeables chez les Kirghiz des régions d’Och, de Batken et de Djalal-Abad, tandis que les Ouzbeks, demandeurs d’une certaine sécurisation après les émeutes de Juin 2010, ont plutôt devraient apporté leurs suffrages à A Atambaev [9].
Au nord de la Kirghizie, et parmi l’élite urbaine du sud du pays, le choix des candidats a, en revanche, dû plutôt s’exprimer selon des critères de libre choix personnel. Le Premier-Ministre actuel et candidat du PSDK, A. Atambaev, était, ici, parti favori. A la différence de ses concurrents, son passé de Premier-Ministre et le soutien tacite de la Présidente intérimaire R. Otounbaeva lui ont conféré une certaine légitimité. Sa proximité avec Vladimir Poutine a également permis au Kremlin de dissiper toute appréhension par rapport à l’expérimentation de la démocratie et du parlementarisme en Asie centrale [10]. Seule ombre au tableau, A. Atambaev a, très certainement, été tenté d’utiliser les ressources gouvernementales pour financer sa propre campagne électorale [11].
D’un point de vue mathématique, A. Atambaev a remporté les dernières élections présidentielles en Kirghizie. L’équation démographique nord-sud n’a en principe pas trop dû influencer le résultat final de ces élections, du fait d’une concurrence persistante entre les deux hommes forts du sud, K. Tachiev et A. Madoumarov, qui a logiquement dû profiter au Premier-Ministre sortant. Or, le pays ne reste pas pour autant maintenant à l’abri d’une surprise. La complexité des relations tribales, interrégionales et interethniques, ainsi que l’instabilité politique permanente dans le sud du pays, pourrait avoir raison des résultats. Le score trop élevé d’A. Atambaev (66 %) ravive déjà les tensions intercommunautaires et la défiance du sud envers Bichkek [12]. Le 10 Octobre dernier, des membres de l’Union du Djihad Islamique, un groupuscule islamiste actif dans la région d’Och et lié à Al-Qaeda, ont été arrêtés, alors qu’ils s’apprêtaient à perturber la campagne électorale à l’approche du premier tour des élections [13].
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Quels que puisse être l’analyse de ces résultats, le seul bon déroulement des élections présidentielles porte déjà en soi une réussite qui confirmera l’îlot de liberté et de démocratie que cherche à devenir la Kirghizie dans la région. Les populations des Etats voisins, aux régimes répressifs, y verront sans doute alors un modèle à imiter à l’heure du printemps arabe et des soulèvements populaires du début de cette nouvelle décennie. Le prochain Président de la République Kirghize devra à l’avenir savoir faire preuve de modération et de dialogue, afin de pouvoir concilier les différentes ethnies et tribus du pays autour de l’idée de cohésion nationale et de parer aux disparités économiques et sociales toujours plus aiguës.
David GAÜZERE
Chercheur, analyste, consultant indépendant (bénévole) associé à l’UMR 5 222 Europe, Européanité, Européanisation – CNRS/Université de Bordeaux 3,
Expert sur la Kirghizie et le Kazakhstan
Spécialiste de l’Asie centrale et du Caucase post-soviétique
[1] – Cf. la liste des candidats au 20 Octobre 2011 – http://iwpr.net/report-news/list-candidates-october-30-presidential-election (Source : IWPR – Central Asia) – 2 candidats indépendants, Almambet Matouibraimov et Torobaï Koloubaev, auraient depuis fait défection, KOSTENKO Iou., « V Kyrgyzstane, 2 Kandidaty Namereny Soïti S Prezidentskoï Gonki (En Kirghizie, 2 candidats ont l’intention de quitter la course à la présidentielle) », 24.kg, 25 Octobre 2011, http://www.24kg.org/election2011/112434-v-kyrgyzstane-dva-kandidata-namereny-sojti-s.html
[2] – « Kyrgyzstanskie Sotsiologi Prognozirouiout Rezoul’taty Prezidentskikh Vyborov : Atambaev Lidirouet (Les sociologues kirghizstanais pronostiquent les résultats des élections présidentielles : Atambaev mène) », Fergana.ru, 14 Octobre 2011, http://www.fergananews.com/article.php?id=7131 ; cf. la popularité des tournées politiques d’A. Atambaev dans le pays et la notoriété de ses soutiens locaux sur le site officiel du candidat – http://www.atambaev.kg/ru/novosti/ . Ses concurrents concentrent plutôt leur campagne au sud (absence de venues médiatisées au nord du pays).
[3] – Constitution de la République Kirghize de Juin 2010, http://www.24.kg/konstitucija2010/72880-proekt-konstitucii-kr-2010-goda.html
[4] – TEKEBAEV O., « Vozvrata K Prochlomou ? Net ! (Un retour vers le passé ? Non !) », Déclaration d’Omourbek Tekebaev aux membres du Parti Ata-Meken et aux électeurs de Kirghizie – Journal électronique d’Ata-Meken, Bichkek, 23 Septembre 2011, http://www.atamekenkg.com/index.php?option=com_content&view=article&id=13667:2011-09-23-07-39-02&catid=110:main-news
[5] – « Kyrgyzstanskie Sotsiologii Prognozirouiout Rezoul’taty Prezidentskikh Vyborov : Atambaev Lidirouet (Les sociologues kirghizstanais pronostiquent les résultats des élections présidentielles : Atambaev mène) », Op. Cit. ; Site officiel d’Almazbek Atambaev, Op. Cit.
[6] – CAGNAT R., « Kyrgyzstan : Impressions et pronostics à quelques jours des élections présidentielles », Observatoire Géostratégique et Economique de l’Espace Post-Soviétique, Institut des Relations Internationales et Stratégiques (Paris), Octobre 2011, http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-russie/2011-10-paysage-lectoral-au-kyrgyzstan.pdf
[7] – DJOLDOCHOVA J., « Obrachtchenie Depoutata Jokorkhou Kenech J. Djoldochovoï K Kandidatam V Prezidenty KR (Déclaration du Député du JK (Parlement) J. Djoldochova aux candidats à la présidentielle de la République Kirghize) », Site du Parlement de la République Kirghize, 30 Septembre 2011, http://www.kenesh.kg/RU/Pages/ViewNews.aspx?id=8&NewsID=3950
[8] – GAÜZERE D., Les Kirghiz et la Kirghizie à l’époque contemporaine : La construction d’un Etat-Nation, Editions Universitaires Européennes, Sarrebruck, Septembre 2010, 556 pp.
[9] – Le politologue kirghiz M. Sariev a poussé plus loin ce raisonnement en imaginant même une victoire d’A. Atambaev dès le premier tour, pariant sur une impossible alliance entre les 2 candidats rivaux du sud (électorat d’A. Madoumarov à Djalal-Abad et à Batken, électorat de K. Tachiev à Och), la présence de partisans d’A. Atambaev dans le sud et le ralliement des minorités ethniques dès le premier tour, « Politolog M. Sariev o chansakh kandidatov na prezidentskikh vyborakh (Le politologue M. Sariev à propos des chances des candidats aux élections présidentielles) », CA-News.org, 25 Octobre 2011, http://ca-news.org/news/814821
[10] – MARAT E., « Kyrgyzstan’s Presidential Elections: New Game With Old Players », Central Asia Caucasus Institute Analyst, Washington (Etats-Unis), 10 Octobre 2011, http://www.cacianalyst.org/?q=node/5645
[11] – Ibid. ; A. Atambaev, qui a temporairement quitté le poste de Premier-Ministre, a le plus investi dans des fonds de campagne. Il aurait dépensé à ce jour plus de 22 millions de soms (environs 490 000 $), suivi par A. Madoumarov, ayant consacré 20 millions de soms et, enfin, K. Tachiev, avec plus de 9 millions de soms (200 000 $), « TsIK Kyrgyzstana : Na Agitatsionnouiou Kampaniiou Po-Prejnemou Bol’che Vsekh Tratit Prem’er-Ministr Almazbek Atambaev (La Commission Centrale Electorale de Kirghizie : Pour la campagne électorale le Premier-Ministre Almazbek Atambaev dépense encore plus que tous) », 24.kg, 11 Octobre 2011, http://www.24kg.org/election2011/111222-cik-kyrgyzstana-na-agitacionnuyu-kampaniyu-po.html
[12] – « Boudouchtchiï Prezident Kyrgyzstana Opredelitsia Ouje V Pervom Toure, Posle Kotorogo Mogout Natchat’sia Volneniia, Stchitaet Politolog E. Nogoïbaeva (Le futur président de la Kirghizie sera choisi dès le premier tour, à l’issue duquel commencera l’excitation, commente la politologue E. Nogoïbaeva », AKIPress, 25 Octobre 2011, http://kg.akipress.org/news:435031
[13] – TRILLING D., « After Osh Hijacking, Police Target Uzbek Town », Eurasianet.org, 09 Octobre 2011, http://www.eurasianet.org/node/64290 ; DZYUBENKO O., « Kyrgyz Security Forces Foil Al-Qaeda Plot », Reuters, 11 Octobre 2011, http://www.reuters.com/article/2011/10/11/us-kyrgyzstan-islamists-idUSTRE79A3MG20111011
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