
On parle beaucoup des jeunes gens furieux, de la colère de la jeunesse d’aujourd’hui. On en parle volontiers parce que des émeutes sans raison des adolescents suédois aux proclamations élaborées parmi les « angry young men » anglais qui tentent de se constituer en mouvement littéraire, on retrouve le même caractère inoffensif en profondeur, une même faiblesse rassurante. Produits d’une époque de décomposition des idées et des modes d’existence dominants, d’une époque d’immenses victoires contre la nature sans élargissement réel des possibilités de la vie quotidienne, réagissant, parfois brutalement, contre la condition qui leur est faite, ces sursauts de la jeunesse sont grossièrement contemporains de l’état d’esprit surréaliste » pouvait-on lire dans L’Internationale situationniste dans les années 1960. Ce passage pourrait être réécrit de la même manière aujourd’hui pour les émeutes printanières d’Husby.
Oui, il y a une révolte impersonnelle de ces jeunes qui défient les forces de l’ordre et saccagent le cadre de leur vie quotidienne. La propagation des émeutes d’Husby a eu raison de ce qu’il restait du modèle suédois, du moins dans les discours. Jusqu’ici, les gouvernements suédois successifs n’avaient pas besoin de faire la promotion de l’organisation sociale suédoise, les journalistes et les responsables politiques étrangers s’en chargeaient eux-mêmes. Les agressions spectaculaires ont fait le tour des télévisions du monde et du coup, c’est l’image d’une société tranquille et relativement égalitaire qui a volé en éclats. Pourtant, il faut s’interroger sur l’évolution des rapports sociaux pour comprendre l’origine de cette violence. Un homme de 69 ans abattu par la police parce qu’il affichait un couteau fut un prétexte à l´expression d´un mal-être de la part d´une jeunesse déclassée. Au-delà de ces révoltes condamnables parce qu’elles pénalisent davantage des populations déjà marginalisées, les révoltes d’Husby (qui signifie mot à mot « maison – village ») revêtent une dimension particulière.
S’il y a un modèle suédois, il repose sur une conjonction entre une liberté d’expression, une tolérance, une égalité et une fiscalité assez forte pour financer des politiques sociales avantageuses (épanouissement de la famille avec les congés parentaux les plus confortables au monde, prise en charge du handicap, protection de l’enfant, etc…). Ce modèle avait été fragilisé au début des années 1990 lorsque le gouvernement de Carl Bildt avait réalisé des réformes drastiques pour assainir les finances publiques. Le déficit public avait atteint 16% du P.I.B, la dette était d’environ 80% du P.I.B et le taux de chômage était passé de 2% à 10% de 1990 à 1993. Le pays avait dû remettre en cause de nombreux acquis sociaux. De nombreuses entreprises publiques avaient été privatisées, des licenciements avaient eu lieu, les écoles avaient été ouvertes à la concurrence avec l´apparition des écoles libres (écoles privées sous contrat communal). Le nombre de fonctionnaires avait également fortement diminué et l’action publique fut évaluée conformément aux principes du New Public Management (indices de performance des agents publics). La Suède était sortie de son cocon pour s´adapter à la réalité de la mondialisation avant d´entrer dans l´Union européenne. Seule la politique familiale qui est pratiquement restée intacte avec des possibilités de congés de maternité, de paternité et des congés parentaux pour éduquer les enfants.
La Suède semble actuellement atteinte par les effets de la crise économique touchant le reste de l´Europe avec un taux de chômage de 8,8%. Les jeunes en sont les premières victimes puisque près d’un jeune sur quatre n’a pas d’emploi stable. De récentes enquêtes sur les inégalités sociales révèlent que les différences entre classes sociales ont augmenté au cours des dernières années en Suède. L’augmentation de ces inégalités a une traduction directement territoriale avec l’apparition de zones urbaines sensibles. La décentralisation a renforcé les disparités entre les communes. La communalisation du système éducatif a accentué les inégalités sociales avec une augmentation des écoles privées et libres. La communalisation du système éducatif et l´apparition d´acteurs privés ne s´est pas traduite par une augmentation des droits d´inscription. Les enfants ont droit à être scolarisés dans une école, qu´elle soit privée ou communale. Ils ne paient pas plus cher ; par contre, la politique de choix fait que les familles affichent clairement leurs préférences dans la scolarisation de leurs enfants, d´où l´accentuation d´inégalités sociales et culturelles. Certaines écoles sont désertées par les professeurs qualifiés, les résultats chutent et le manque d´attractivité nuit considérablement et durablement à l´image de ces écoles. Ainsi, certains quartiers pauvres de banlieues concentrent à la fois un fort chômage des jeunes, un décrochage scolaire (un élève sur trois arrête ses études dans ces zones géographiques après le collège) et une faiblesse des services publics communaux. Les jeunes qui n’ont rien à perdre ont ainsi dégradé leur cadre quotidien en brûlant des voitures et des édifices publics et en affrontant la police.
L’appréciation de L’Internationale situationniste est ainsi très actuelle, ces émeutes n’étant pas les premières. Comment retisser du lien et redonner à ces jeunes des perspectives sociales ? Comment réintroduire du dialogue entre les populations locales, les jeunes et la police pour que la sécurité soit l’affaire de tous ? C’est l’école, à qui on demande toujours plus, qui pourrait avoir la mission d’inverser les perceptions, encore faut-il que ces quartiers puissent avoir davantage de professeurs qualifiés et de pédagogues volontaires pour former les talents de demain. Il faudrait pouvoir revaloriser certains établissements scolaires afin que les familles se réapproprient l´espace public de leur quartier et évitent d´envoyer leurs enfants dans d´autres communes. Peut-être que cette politique impliquerait à la fois des investissements publics et une limitation du choix des parents dans les possibilités de scolarisation de leurs enfants. Cet équilibre est difficile à trouver, mais il pourrait être garant des solidarités territoriales.
Nul doute que la question scolaire sera au cœur de la campagne des élections législatives de 2014, certains partis comme le parti libéral et le parti de gauche réclamant ouvertement une renationalisation du système scolaire. Les Verts et le parti du Centre sont opposés à cette renationalisation. La question scolaire va bien au-delà des clivages politiques existants, elle pourrait même être sujette à des compromis au-delà des blocs de gauche et de droite, ce qui est toujours possible dans un mode de scrutin proportionnel. On peut se demander si l’école n’a pas été sacrifiée lors des réformes libérales du début des années 1990.
Christophe Premat (section de Suède)
La version originale de cet article est parue dans la revue Sens Public du 31 mai 2013, Internationale situationniste, Paris, éditions Fayard, 2001, p. 4.
Voir l’interview « La Suède, un modèle social pas si exemplaire que ça » par Raphaël Proust – L’Opinion – 24 mai 2013